RENCONTRE AVEC ANNA ROSSI
La vision est suspendue au mouvement
MERLEAU-PONTY Maurice, L’œil et l’esprit.
Paola Soave. Je me souviens de la première fois où mon œil a été attiré par la lumière et le mouvement de tes vidéos. Le boîtier du moniteur contenait l’image d’un rocher bercé par les vagues. Les nuages se déplaçaient lentement et la lumière pénétrait à l’intérieur du cadre en créant un bug. Ma première question concerne ce dysfonctionnement technique : que représente le bug dans ton travail ?
Anna Rossi. Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, je voulais filmer le soleil. J’étais dans un avion et j’essayais d’enregistrer les rayons solaires avec ma caméra. Mais, à un certain moment, le capteur a commencé à buguer et la moindre source de lumière créait des lignes violettes dans l’image. Mon appareil photo est ainsi devenu un outil spécifique qui me permettait d’amplifier la présence de la lumière à l’écran. J’ai ainsi entamé une série d’expériences.
En me baladant dans des espaces naturels, j’ai trouvé des éléments tels que l’eau, la mousse et les nuages qui, avec leurs dynamismes très particuliers, me fascinaient. Le capteur de la caméra ainsi que les cadrages très serrés me permettaient d’observer différemment et de me concentrer sur certains détails.
À force d’utiliser cet outil défectueux, je pouvais prévoir sa manière de filmer : je voyais par avance certains bugs et je sortais mon appareil pour vérifier. De plus, le bug me donnait la possibilité d’approfondir les limites de la perception. Notre œil est en effet limité, mais l’œil technologique de la caméra permet une vision autre et il est capable de créer un étonnement visuel.
P.S. Dans Extase, œuvre que tu as présentée aux Beaux-Arts de Paris comme projet final de ton diplôme de cinquième année, tu as réuni quatre éléments essentiels de ton travail : le bug, la partition, la promenade et la lumière. Pourrais-tu revenir sur les origines de ce projet ?
A.R. La lumière, les perceptions, les couleurs, les reflets, le flou ont une large place dans mes intérêts. Quand j’ai commencé mes expériences en vidéo, j’ai capté certains phénomènes essentiellement liés à la lumière, aux mouvements du soleil, à l’évolution de la lumière en fonction de la météorologie et comment certains éléments du paysage répondaient à cette lumière. J’ai réalisé ces enregistrements au cours de voyages et de promenades.
L’idée d’une partition est venue ensuite quand j’ai réalisé que les mouvements des différents éléments naturels filmés (mousse, eau, nuage, etc.), ainsi que les légers tremblements de ma main se répondaient. Je n’imaginais pas faire un bout à bout car c’était important d’avoir plusieurs images en même temps. J’ai commencé à construire le montage sur cinq écrans avec l’idée de réaliser un ballet de vidéos.
La disposition des écrans dans l’espace m’a permis de faire vivre au spectateur la promenade. Au premier plan, un grand écran présentait la Balade zoomée. Proche du mur, elle laissait peu de recul et écrasait le visiteur. Au fond de la galerie, en revanche, le dernier écran diffusait la vidéo d’un nuage rose se décolorant au coucher du soleil. Cette vidéo invitait le spectateur à se rapprocher et à se déplacer.
J’apprécie également que les vidéos et les moniteurs ne s’imposent pas autoritairement. Cette installation laisse le spectateur libre de choisir son temps; la « visite » du ballet appartient au temps du spectateur et moins à celui de la pièce.
P.S. Pour cette installation tu as donc construit des socles sur lesquels tu as posé les écrans. Est-ce pertinent de parler de « vidéo-sculpture » ?
A.R. Pour Extase, j’ai effectivement construit des socles pour chacun des écrans. Je cherchais une forme simple qui puisse représenter le prolongement du cadre des écrans. Ces structures appuient le contraste entre le cadre stable et les séquences qui tremblent un peu, entre la construction du ballet qui est réfléchi et les vidéos prises sur le vif. La construction en tasseaux permettait aussi de jouer avec le cadrage de l’image vidéo et le cadrage dans l’espace d’exposition.
L’idée de « vidéo-sculpture » est intéressante. Dans cette pièce, la disposition physique des écrans est importante car il s’agit de prendre en compte les déplacements du corps du spectateur.
P.S. La structure d’Extase est composée de cinq écrans de taille et de hauteur différentes, disséminés dans l’espace. Une musicalité se crée à travers l’orchestration des différentes vidéos qui se rencontrent dans le montage. Quelle place occupe la partition dans ton travail ?
A.R. La partition a effectivement une place importante. Je n’ai pas voulu utiliser l’aléatoire pour mettre ensemble mes vidéos. Pour organiser tout cela, j’ai dû penser en termes d’harmonie, de couleurs, de rythmes et de sens aussi. Cela est sans doute inspiré par ma découverte du monde musical. J’ai en effet commencé à prendre des leçons de piano. Pour cette édition, j’ai cherché à rendre cette partition dans la mise en page. Ainsi, les instruments sont des écrans et les images, les notes de musique.
La Balade zoomée a une grande richesse chromatique. J’ai recommencé plusieurs fois mes déplacements dans l’image de la fête foraine et j’ai choisi l’extrait qui dialoguait le mieux en termes de couleurs avec le montage que j’ai fait sur les autres écrans. L’écran du fond est un « étalon-temps », une sorte de métronome. Les trois autres écrans se trouvent au centre de l’espace et sont pour moi les acteurs ou les actes. Le bug y apparaît doucement et finit par y prendre la majorité de l’écran.
P.S. La structure d’Extase est séparée par un rideau de « pétales de couleur » qui incite encore plus le spectateur au mouvement. Comment est née l’idée du rideau ?
A.R. J’ai souvent fait sécher des pétales de fleurs et, suite à la lecture des Teintes d’Automne de Henry D. Thoreau, j’ai voulu les mettre en dialogue avec les vidéos. En déplaçant les pétales de fleurs au moment du scan, la décomposition de la lumière est devenue visible et elle s’est fondue dans l’altération des pétales de fleurs. J’ai uni les fragments de ces images en pensant au film de Stan Brackage, Mothlight et The Garden of Earthly Delights, et de manière plus générale au film expérimental.
Ces bandes flottantes dans l’espace sont devenues un rideau à la fois fermé et ouvert. Cette disposition appuie l’idée d’un spectacle sans début ni fin, qui ne marque pas une parenthèse. Comme les socles qui prolongent les moniteurs dans l’espace, ce rideau prolonge le bug dans l’espace comme une image informatique qui ne s’affiche pas correctement.
P.S. Le spectateur est amené à déambuler parmi les socles et les écrans qui proposent eux-mêmes des promenades dans la lumière et les couleurs. Par exemple, dans la Balade zoomée, tu te promènes à l’aide du logiciel Photoshop dans les méandres pixélisés d’une photographie et la caméra capte les couleurs floues d’une fête foraine. Quel rôle joue la promenade dans tes vidéos ?
A.R. Cette vidéo – qui d’ailleurs a inspiré le projet Extase – enregistre mes déplacements dans une photographie agrandie au maximum. Cette image un peu floue représente une fête foraine prise en fin de journée. La vue au loin des lumières de machines à sensation en mouvement devient elle-même la lanterne magique, cœur du divertissement visuel. Le parcours de cette image agrandie offre à l’œil une nouvelle attraction. Le passage d’un détail a accentué les contrastes et les surprises du hors-champ. C’est à cause de cela que j’ai appelé cette vidéo Balade Zoomée zoomée.
Dans ce cas, la magie ne joue plus son rôle, la machine offre une vision autre et un élan d’étonnement. Dans la fête foraine contemporaine, l’œil n’est pas devant les machines, mais à bord de celles-ci qui font vivre, par le corps, des mouvements qu’on peut voir notamment dans le film de Michael Snow, La région centrale. Mais ces mouvements intenses empêchent de prendre conscience de cette vision. Au contraire, l’oubli du corps permet à « l’esprit de sortir par les yeux pour aller se promener dans les choses ». Cet oubli du corps invoque l’illusion. À mon sens, la marche implique le regard dans un temps réel et recrée un équilibre entre la vision et le corps.
P.S. À propos de Balade zoomée, est-ce que la vidéo de Stan Brakhage, Anticipation of the Night (1958), a été une source d’inspiration ? Il s’agit d’une « promenade dans la vulgarité du parc d’attractions de Bruxelles ».
A.R. Non, cette vidéo ne représente pas une source d’inspiration pour ce projet en particulier, mais j’aime beaucoup cette œuvre. Les détails prennent place dans la vision et permettent de transporter la vue dans un ailleurs. C’est comme si faire le film permettait d’échapper à la banalité et à la vulgarité de l’instant vécu. Presque comme un antidote.
P.S. Tout au long de ton parcours artistique tu as expérimenté différents mediums, notamment la photographie et la sculpture. Aujourd’hui la vidéo représente selon toi la meilleure façon d’exprimer le mouvement, de filmer la lumière et de provoquer le bug. As-tu trouvé dans la vidéo le medium dont tu étais à la recherche ?
A.R. D’une certaine manière oui, mais je n’imagine pas travailler seulement la vidéo. C’est important de penser la vidéo dans l’espace et, si possible, j’aimerais avoir plus de liberté dans les formats encore limités au 3/4 et au 16/9.
P.S. Peux-tu parler de tes projets à venir ?
A.R. L’idée du jardin clos en dialogue avec celui de la vidéo m’intéresse. Des fragments d’un lieu qui constituerait un espace idéal que la vidéo permettrait de réunifier.
P.S. L’année prochaine tu partiras aux Brésil ; qu’attends-tu de ce voyage ?
A.R. Justement ce voyage sera la possibilité de réaliser ce projet. Je suis impatiente de découvrir certains paysages de ce pays, notamment les dunes de Lençóis Maranhenses.
Site de Rencontre est le catalogue de l’exposition Matchmaking réalisé en collaboration avec Agency et les étudiants de cinquième année de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il sera édité en 2015.